tout ce qu'on n'ose plus vous dire sur l'éducation
(après L'accouchement sans honneur, Editions du Rocher, 2004)
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Pourquoi cet anonymat ? Je m'en suis expliqué cinquante fois lors de la publication de mon premier livre,je n'ai aucune envie d'être mis en cause vingt ans après l'âge de la retraite, par des femmes qui souvent ne sont pas contentes du sort qu'a connu leur mariage, ou de la direction prise par leurs enfants. Alors tout y passe, les prescriptions médicales qu'on exhume quarante ans après, la souffrance post-natale, l'âge des infirmières, les accouchements sous x, quand on a dirigé une clinique dans les années qui ont précédé la folie juridique à l'américaine, on est exposé de tous les côtés.
Ca ne veut pas dire qu'on n'ait pas le droit d'en parler.
La scène se passe sur la piste de l’aéroport d’Orly, derrière le hublot d’un avion de ligne. Une heure de vol vers Milan, dans l'avion bondé d'une compagnie bon marché. A côté de moi, vieux médecin accoucheur de soixante seize ans, une mère et ses deux garçons, de trois et quatre ans.
Le temps est radieux. L’avion rugit et s’élance. Les deux enfants à ma droite n’ont pas éteint leurs jeux vidéo comme l’a pourtant exigé l’hôtesse. Pendant que leur mère feuillette un magazine ils pressent frénétiquement les touches en croix de leurs petits tableaux de bord en plastique, leur personnages traversent des labyrinthes verts et bleus, survolent des canyons, évitent des projectiles, appuyent sur des boutons qui ouvrent des portes métalliques donnant sur d’improbables salles du trône.
Pendant ce temps que fait le vieux médecin -votre serviteur ? Il regarde la mer de nuages qui s’éloigne sous le réacteur, il voit scintiller le bord du hublot, il songe à l’épaisseur du bleu marine dans lequel s’inscrit la courbure de la terre et qui ouvre sur les espaces infinis dont parlait Pascal.
Pendant toute ma jeunesse, et toute mon enfance encore davantage, la simple évocation verbale d’un voyage au dessus des nuages aurait suffi à me plonger dans une rêverie heureuse. Le caractère inhabituel de cette expérience, quand on a quatre ans et demi, devrait être suffisant encore aujourd’hui pour faire cesser toute autre activité, ne fût-ce que pendant les vingt secondes où l’avion tourne le dos au soleil, et où l’on voit la terre comme une succession de routes et d’étangs. Eh bien non, désormais les aventures d’un guerrier en carapace dans les couloirs d’un château infesté de monstres, sont d’un attrait supérieur. Supérieur à quoi ? A tout le reste. A la vie elle-même.
Que s’est-il passé pour que chez l’enfant en bas âge la capacité de s’abandonner à la rêverie ait été laminée par le divertissement guerrier ? On permettra à un homme qui a mis plus de vingt mille enfants au monde, et qui en a suivi une bonne centaine dans leur progression vers l’âge adulte, de s’interroger sur cette question. Quand on a passé toute sa vie dans la même ville à exercer le métier d’accoucheur, à moins d’avoir les yeux dans sa poche, on mesure vite les conséquences de telle attitude parentale plutôt que de telle autre sur la conduite et le destin d’un enfant.
En d’autres termes, quand une femme m’aborde , au supermarché, avec trois dadais dont l’aîné va sur dix-huit ans, quand elle me rappelle que j’ai mis ses garçons au monde, la plupart du temps je me souviens de son histoire, du métier de son mari, des circonstances de l’accouchement et du comportement de sa famille. Si je devine, chez les adolescents, un inconfort psychologique ou une assurance tranquille devant la vie, je me figure sans difficulté d’où proviennent l’un et l’autre.
Dans le cas de l’enfant de quatre ans qui voit le monde à travers sa playstation, je sais aussi d’où vient le déferlement de la sottise: je le sais parce que j’y ai assisté. J’ai commencé à exercer dans un monde où les hochets pour nourrissons mesuraient dix centimètres et faisaient un bruit de tambourin quand on les secouait , un monde où la chaise haute était garnie de quelques boules, rouge, bleu, jaune, un monde où l’enfant était cloué, pendant les trois premières années de sa vie, à son univers fait de silence et de solitude. Son clown, son ours, son tigre en peluche ne disaient rien, rien d’autre que le message éternel que le monde renvoyait naguère à l’enfance : « apprends à découvrir un seul objet pendant des heures, contemple les jeux de la lumière sur la matière qui le constitue, trempe le dans l’eau, lance le dans le gravier, place-le sur un chaise ou sur tes draps. En résumé, fais le tour de ton décor immuable, c’est ton regard qui changera ».
Aujourd’hui, c’est le contraire. A bien des égards, on peut dire que le regard des enfants ne change pas. Les adultes n’ont jamais fait le tour de rien , et surtout pas d’eux-mêmes . Pourquoi ? Parce que c’est le décor qui change. Parce qu’on ne peut pas analyser ce qui bouge tout le temps. Les enfants qui naguère habillaient le même univers quotidien de leur imaginaire changeant font aujourd'hui le contraire. Ils partagent le même imaginaire à propos d’un décor animé comme un kaléidoscope. Les jeux, les images, les modes, le montage des clips, tout les arrache à eux-mêmes dès dix-huit mois, et pratiquement rien ne les y ramène. Le divertissement permanent que leur infligent leurs parents et leur entourage fonctionne comme une drogue.
Quand l’hôtesse a fini par s’aviser de la présence de ces jeux électroniques entre les mains de mes deux petits voisins, il était trop tard, mais elle a exigé qu’ils les éteignent avant l’atterrissage. Leur mère a dû relayer cette exigence, qu’elle a d’ailleurs explicitement réprouvée, comme le font désormais la plupart des mères, qui n’aiment plus l’autorité d’où qu’elle vienne. En l’occurrence les deux enfants se sont mis à pleurnicher, en partie parce que la mère leur désignait comme injuste une exigence qu’elle faisait semblant de subir comme eux. Mais aussi et surtout parce qu’ils étaient privés d’une drogue.
On me dira que n’importe quel enfant aurait pleuré en pareil cas. S'il agi d’un nounours et non d'un jeu vidéo, les larmes auraient été les mêmes.
Il n’est pas certain qu’elles auraient été versées pour les mêmes raisons. Dans le cas du nounours, l’enfant aurait déploré d’être privé d’un objet familier qui fonctionne comme un rappel à soi, comme un instrument de renforcement de la personnalité. Dans celui du jeu vidéo, il manifeste son dépit d’être privé d’un objet de divertissement et d’illusion qui lui permet de s’évader, de se perdre, de s’oublier, de mieux diluer sa personnalité dans une exigence de réponse permanente à des stimuli.
En tant que spécialiste de la première enfance, je me permets d'affirmer avec une douce insistance que la culture de la sollicitation permanente, celle qui a envahi les berceaux dans la génération Kevin, est un désastre pour l’équilibre de l’homme et de la société. Mais en tant que praticien à l’ancienne, c'est-à-dire optimiste et d’origine chrétienne, je citerai le contre-exemple d’une femme qui fut au service de ma famille pendant cinq ans et qui a su élever ses enfants sous mes yeux, alors que nombre de mes patientes plus fortunées précipitaient les leurs dans la dépression ou la connerie.
Faute de quoi ? C’est ce que nous allons voir. Mais avant tout il faut dire au nom de quoi j’ose citer en exemple une mère qui a su faire son métier, et au nom de quoi je me permets d’indiquer la voie à suivre.
C’est pour avoir essayé de la suivre moi-même, dans l’exercice de mon propre métier. J’ai été médecin accoucheur pendant la période où les accoucheurs étaient vraiment des médecins. C'est-à-dire à la fois des psychologues, des chirurgiens et des pédiatres. Mon métier, tel que je le l’ai décrit dans un petit livre paru récemment 1, consistait à faciliter non seulement l’arrivée au monde, mais l’ apprentissage du monde par l’enfant nouveau-né. Et l’une de mes premières tâches était de limiter les conséquences de la névrose parentale au sujet de l’enfant à naître. La seconde était généralement d’en limiter les conséquences, au sujet de l’enfant à peine né.
Prenons le cas d’une mère qui accouche à huit heures du matin. Dès la première journée d’existence du nourrisson, le ton de la suite est donné. Selon que la mère est très entourée ou seule dans l’existence. Selon que son entourage est bruyant ou non. Selon que la mère elle-même touche son enfant ou non, lui parle ou non, allume la télévision ou la radio dès les premières heures. Tout a une importance, jusqu’aux conditions de l’accouchement lui-même comme l’a illustré mon collègue le Dr Odent qui préconisait la naissance sans violence dans l’eau tiède et dans la pénombre.
Les femmes elles-mêmes sont tellement convaincues de importance de l’accouchement et des premières heures dans le destin de l’enfant qu’elles se retournent contre le praticien si quelque chose a mal tourné dans les années suivantes. L’anonymat de mes deux petits livres s’explique par ce vertige de la réparation. Il a saisi la société toute entière. Quand le présentateur du journal télévisé rappelle à dix millions de gens qu’ils ont trente ans pour poursuivre leur médecin même après sa retraite, on comprend qu’un honnête témoin comme moi ne puisse plus parler sans masque. On comprend surtout que de moins en moins d’étudiants veuillent devenir accoucheurs. C’est un métier tellement exposé qu’il n’y aura bientôt plus personne pour prendre le risque de l’exercer. La névrose juridique à propos de la naissance est en train de connaître un pic comme disent les statisticiens. On peut citer à ce propos un paradoxe significatif : les donneurs de sperme seront bientôt tenus de consigner leur identité sur un registre , mais s’ils donnent un rein leur anonymat est garanti.
Pour ma part je préfère répandre la semence de la vérité sans décliner mon pedigree. Je veux m’épargner de recevoir cent coups de téléphone par an sur le thème : « mon enfant n’est pas bon en maths, j’ai eu chez vous une césarienne difficile en 1991 est-ce que vous avez le compte rendu opératoire ?».
La semaine dernière encore, une femme me téléphone sans me donner son identité, pour me dire qu’elle est à la recherche d’un enfant, dont elle ne donne pas le nom, mais dont elle a lieu de penser qu’il est né chez moi en 1981. Je ne sais pas de quoi vous parlez, lui dis-je, alors elle s’embrouille et raccroche, et une fois de plus j’ai le sentiment que l’enfant dont elle parle, c’est elle, et qu’il suffirait d’un rien pour qu’elle m’attaque pour avoir couvert une naissance sous x.
Alors à soixante-dix huit ans, quand je vous livre le reste de mes réflexions sur le métier de mettre au monde, je n’ai aucune envie de me retrouver dans la position de l’ accusé sous prétexte la société entière est affligée d’une névrose à propos de l’enfant idéal.
Névrose ? Comment puis-je employer si souvent ce mot là, et mon statut de retraité ne devrait-il pas me garder d’analyser une réalité dont je m’éloigne de jour en jour ?
Vous voulez rire. Aujourd’hui comment est-il possible de s’éloigner de la réalité dans ce domaine ? Vous avez sans doute mal observé ce qui se passe. La névrose du parent qui veut savoir comment mieux se comporter avec son enfant déborde sur la société entière depuis vingt ans. Avec le concours des magazines, des éditeurs, et désormais d’internet, plus personne ne peut échapper aux questions de la jeune mère à propos de sa petite Samantha, Cynthia, Mégane, Océane, etc.
Alors pour venger les gens normaux qui subissent cette consultation publique permanente, pour apaiser les parents qui se sentent sur le point de succomber à la tentation de l’inquiétude (alors qu’ils ne l’éprouvaient pas), pour rassurer les mères que le manque d’appétit de bébé n’empêche pas de dormir (mais qui, à la lecture des autres, se demandent si c’est mal), enfin pour apporter des réponses de bon sens au milieu de toute cette angoisse qui fait vendre, je me propose de condenser, à la fin de ce petit livre, sous le titre « Mon conseil » les sottises de plusieurs sites internet où l’on se demande ce qu’il faut faire avec bébé . Ces forums seront réunis dans un seul, celui d’un site imaginaire qui les résume tous, jeunemamanbobo.com , site que je vais d’ailleurs créer à la publication de ce livre pour qu’il recueille les réactions que je n’ai pas déjà notées. Aux autres je répondrai la plupart du temps avec humour, en plus du bon sens. En matière d’éducation les deux sont synonymes.
En tout cas, dans les sites internet consacrés aux enfants, les anciens internes de la faculté de médecine sont de plus en plus rares. On peut même dire qu’ils sont les derniers invités. Les femmes, surtout celles qui n’ont pas dépassé vingt-cinq ans, celles qui pianotent sur internet pendant leur congé de maternité s’entendent pour se donner des conseils entre elles, sans parler de celles qui le font du bureau quand leur enfant est à la crèche. On assiste à une sorte de mutualisation de l’angoissse, du « bon plan » miracle, de la pilule qui fait tout, de l’huile essentielle à vocation généraliste , angoisse qui débouche systématiquement sur des phrases du genre alors bon courage hein je sais que ce n’est pas évident mais on est tous avec toi dans l’espoir que la petite Samantha recommencera à manger ses petits pots pomme-myrtille.
Vous me direz que, de tous temps, les femmes ont échangé des conseils de diététique ou de comportement sous les tilleuls dans les villages ou devant l’entrée des écoles. Mais désormais l’internet a fait flamber ce phénomène dans des proportions incroyables. Le conseil de l'ordre des médecins relevait récemment que les patients arrivent dans le cabinet d'un médecin tout armés d'un imaginaire médical tiré de sa consultation d'internet . C'est la même chose chez les jeunes mères, elles ont toujours une adresse à proposer, un lien à cliquer, une citation à fournir par couper coller, pour venir au secours de leur homologue en détresse, laquelle est victime, rappelons-le, dans 80 pour cent des cas, de la peur de mal faire, de n’avoir pas fabriqué le bébé idéal.
Et pourtant la société a raison de s’interroger sur cette histoire d'enfant idéal . Car il existe. Ou plutôt, les conditions idéales pour le mettre au monde et l’élever existent. Il arrive que des gens intelligents et simples, (surtout simples) rencontrent ces conditions. Le résultat est toujours le même : leurs enfants ne deviennent pas forcément ingénieurs ou pianistes (on se demande d'ailleurs ce que deviendrait une société formée exclusivement d'ingénieurs pianistes), mais ils restent équilibrés là où ils sont. Leurs propres enfants, à dix huit ans, ne se saoûlent pas dès l’arrivée en boîte pour vaincre leurs inhibitions. Ils ne changent pas de partenaire amoureux à la moindre querelle pour une porte de frigidaire cassée. Ils sèment pas derrière eux les familles recomposées. En bref ils ne se comportent pas comme les conducteurs cinglés qui donnent des coups de volant .
Mais revenons au nouveau-né, et voyons quel est le rapport entre ce qu’il subit, de l’âge d’une semaine à l’âge de six mois, et ce qui lui arrive dans l’âge adulte. On peut résumer cela d’une expression : la contagion du stress.
On admet volontiers que les enfants, pendant la vie intra-utérine, soient sensibles aux angoisses de la mère, on prétend même qu’ils écoutent Mozart ou les Rolling Stones à travers le placenta, mais bizarrement personne ne veut admettre qu’ils aient des antennes, après la naissance, pour capter les ondes qui les entourent.
Ce sont d’abord des ondes sonores. Rappelons que nous vivons dans une société où le vacarme est omniprésent. Les simples piailleries dans la chambre de la jeune mère sont, pour le nourrisson, un message inquiétant, auquel il répond souvent par des pleurs qui obligent les parents et amis à hausser le ton, etc.
Ensuite la radio et la télévision débarquent dans la vie de l’enfant toujours plus tôt, et toujours trop tôt. Non seulement à cause des fréquences qui sont souvent éloignées de la voix humaine normale mais également parce que, rappelons-le, le nourrisson est jaloux de l’attention de sa mère. Tout ce qui semble pouvoir l’écarter de ce lien est pour lui menaçant.
Dans le cas d’une mère qui reçoit parents et amis tous les quart d’heure, qui regarde la télévision, mais surtout,, d’une mère qui dans les trois premiers mois inflige à son enfant la vie ordinaire d’une famille d’aujourd’hui, le traumatisme passif est permanent.
Le traumatisme passif, c’est le mal-être que ressent le nourrisson quand il est témoin de scènes traumatisantes. A la télévision, mais surtout dans sa famille. Si ses parents haussent le ton les uns contre les autres, il le perçoit aussitôt. S’il règne une inquiétude et une excitation dans le foyer, il en souffre. S’il est ballotté, emmené au parc des Princes ou au marché de la ville, s'il est conduit en voiture, livré à toutes les expériences visuelles et auditives sans ménagement, il en souffre. A cet égard, la poussette moderne, celle où l’enfant se retrouve dans la position d’un pilote de formule1 face au trafic des jambes sur le trottoir et des cabas au marché, est la source d’une puissante addiction psychologique.
Ah bon ? Une chose aussi innocente que la poussette serait suspecte aussi ?
Un mot d’explication : dans les sociétés traditionnelles, c'est-à-dire 99% de l’humanité toutes époques et toutes nations confondues, on a toujours promené l’enfant sur soi, derrière soi, ou, dans les nations développées depuis le début du XXème siècle, dans un berceau roulant. Mais depuis une quinzaine d’années, le nourrisson se retrouve propulsé dans le trafic. Il est comme sanglé sur le panier d’un un chariot de supermarché, son champ visuel voit défiler la vie comme un jeu vidéo. Les choses obéissent à la même logique depuis le début. Celle du traumatisme passif. Il assiste au défilement accéléré d’une réalité qu’il ne maîtrise pas.
Mais parfois le traumatisme devient actif, c'est-à-dire qu’on lui demande de devenir acteur de sa propre servitude, en l’obligeant à répondre aux sollicitations. Cela commence dès le berceau. L’innocent «souris-moi » des débuts devient rapidement une succession de stimuli destinés à le faire réagir. Dans quel but les parents veulent obtenir ses réactions le plus tôt possible et le plus souvent possible ? Pour se rassurer eux-mêmes et pour répondre à la question : « Mon enfant est-il normal ? ».
Une fois qu’ils ont acquis la certitude qu’il répond normalement aux stimuli, il ne suffit pas qu’il soit normal , il faut qu’il ne soit pas en retard. C’est ainsi que l’on voit désormais des parents obsédés par la marche de leur enfant à l’âge de neuf mois, ce qui est non seulement une sottise mais un danger. Les sites internet accélèrent sans cesse la circulation de ce désir de précocité qui provoque des ravages.
Certains parents ne se contentent pas d’avoir un enfant qui n’est pas en retard, ils voudraient qu’il soit en avance. Les tests se multiplient, l’orgueil parental s’aigrit ou s’enfle au gré des avis de spécialistes, et le médecin accoucheur voit débarquer dans son service des gens qui ont pratiquement déjà le mode d’emploi du surdoué dans leur cartable. Au passage ils ne mesurent pas que les aptitudes précoces se manifestent dans la quasi-totalité des cas, sur le versant de l’intelligence qui produit les matheux et quand ils sont fiers des dons de leur enfant, c’est toujours dans le sens qui est propre à satisfaire les exigences du cerveau comme s’il s’agissait d’un ordinateur.
Il ne s’agit jamais de flatter les exigences du coeur, au bénéfice de la philosophie ou de l’art.
En d’autres termes, les parents obsédés par les surdoué ne demandent jamais à la nature de leur fournir des bébés architectes, dessinateurs, poètes, mais de futurs ingénieurs, à la rigueur de bons musiciens, c’est à dire des enfants dont l’intelligence ne se mesure qu’en termes de bon fonctionnement de la machine.
Pour décrocher les réponses adéquates aux stimuli, les parents névrosés auront recours à tous les subterfuges. Autrefois un enfant qui avait peur du noir regardait la lumière sous la porte. Désormais sa chambre est devenue l’intérieur d’ une lanterne magique, il voit défiler des poissons et des oiseaux sur le plafond jusqu’à minuit. Sur la moquette on lui présente un véritable tableau de bord qui lui permet de déclencher une sirène, d’ordonner des formes géométriques, de faire parler une dame électronique.
Le résultat de tout cela, je l’ai eu sous les yeux dans l’avion de Milan : des enfants de quatre ans qui réclament la drogue du stimulus, un peu comme les rats à qui l’on donne la possibilité d’actionner eux-mêmes une pompe à morphine, et qui finissent pendus au levier. Des gamins drogués dès la poussette au défilement incessant du paysage, sommés de presser sur le bouton qui convient, récompensés par l’admiration parentale dès qu’ils manifestent la moindre aptitude à réagir devant ce que l’entourage ou la machine exigent d’eux.
Et cette poussette, où va-t-elle si vite dès l’âge de huit ou neuf mois ? Elle va à la crèche, ce lieu où l’on réserve une place avant d’avoir trouvé un accoucheur . Ce lieu miraculeux au sortir duquel une femme retrouve sa liberté quelques heures par jour. Ce lieu en face duquel les pères attendent jusqu’à sept heure pile, l’heure de la fermeture, en buvant au café entre copains, plutôt que de passer une heure de plus avec leur fils. Ce lieu où l’enfant a tous les droits et où les puéricultrices n’en ont aucun.
Ces dernières reçoivent la visite d’une psychologue deux fois par semaine, mais c’est pour s’assurer qu’elles ne réagissent jamais devant les caprices des bambins qu’on leur confie. Défense d’élever le ton. Défense d’asseoir de force l’enfant sur un pot de chambre. Défense de contenir ses exigences dans les limites fixées par la vie sociale. Défense d’ exiger le respect, le silence, l’immobilité, le vouvoiement. En revanche, obligation de s’extasier devant le moindre dessin horrible réalisé par un enfant qui ne sait pas rester assis plus d’une minute. Et naturellement, toutes sortes de commissions sanitaires se penchent sur l’équilibre de ses repas, pour faire suite à la période où la mère ayant renoncé à l’allaitement, l’a habitué aux petits pots framboise-litchi.
On me dira certainement que les femmes n’ont pas le choix, et que c’est la nécessité qui les pousse à trouver une crèche avant la naissance, et non l’angoisse de leur perte de liberté. On me dira aussi qu’elles ne peuvent plus allaiter, c’est devenu impossible. Que si leurs enfants deviennent exigeants et turbulents, c’est la faute du milieu, pas la leur.
Plutôt que d’entrer dans ce débat je préfère livrer à la curiosité du lecteur le cas d’une ancienne employée de maison nommée Edmonde, une femme vive et énergique qui venait passer la journée chez nous et faisait dîner nos enfants parce que ma femme et moi nous restions à la clinique jusqu’à huit heures. Elle vivait dans une HLM du côté des Moulins (nous habitions Lille) et venait chez nous à vélomoteur, un vélomoteur sur lequel elle transportait son fils de trois ans dans un siège en osier sanglé sur le porte bagages (je sais, aujourd'hui on crierait au scandale, et on saisirait une commission).
Une année durant, elle vint avec son fils pratiquement tous les jours, et l’enfant se fit remarquer parce qu’il aimait jouer sur le piano droit de l’escalier. Ensuite elle attendit un autre enfant qu’elle allaita chez nous toutes les trois heures. J’avais pris un accord avec un chauffeur de taxi pour remplacer le vélomoteur. Pour le compte son fils aîné nommé Armand fut placé quelque part, chez une belle sœur je crois, et Edmonde allait le chercher chaque soir.
Tout cela pour prouver quoi ? Qu’une éducation équilibrée n’est pas forcément une éducation de prince.
On nous dit que l’allaitement est un privilège. On nous dit qu’il n’y a que les femmes désoeuvrées qui peuvent se le permettre, etc. Le cas d’Edmonde illustre le contraire. On nous dit encore que la crèche est le moyen pour la femme de faire ceci et de cela. Mais qui nous parle de l’influence de la crèche sur l’enfant ? Personne ne nous en parle. Parce qu’à la crèche, dans les trois-quarts des cas, l’enfant ne reçoit aucune éducation, aucune correction, il est flatté dans ses moindres penchants, on devance ses préférences, on affiche ses graffitis en glapissant d’admiration. Et surtout on lui inflige les particularités de son milieu d’origine pour le distinguer des autres par le bifteck halal ou la viande cacher avant trois ans. Les puéricultrices se voient reprocher la moindre griffure au visage d’un bambin sous prétexte que le Coran interdit toute souillure de la face.
Entre neuf mois et trois ans, l’enfant, naturellement agressif, cherche ses marques en sollicitant le milieu. Il salit sa culotte, il envoie des objets à la figure des adultes, il frappe son voisin avec un râteau en plastique, tout cela est dans l’ordre des choses. Mais l’ordre des choses voudrait qu’on lui reproche d’avoir sali sa culotte. L’ordre des choses, depuis quelques millénaires, voulait qu’un adulte à qui un bambin de deux ans envoie un caillou ou une fourchette au visage lui fasse passer l’envie de recommencer. L’ordre des choses voulait que le petit garçon qui reçoit le coup de râteau le rende à celui qui l’a donné.
Aujourd’hui l’agressivité naturelle des enfants dans leur premier âge ne rencontre aucune réponse ni celle des adultes ni celle de leurs pairs. Or si l’enfant sollicite son entourage, c’est justement pour qu’on lui réponde. Désormais tout est fait pour que l’entourage fasse semblant de ne pas avoir compris la question. La culotte est salie ? Personne ne gronde, tout le monde nettoie comme si de rien n’était. La violence se manifeste t-elle à travers le projectile, les cris, la destruction d’un dessin, d’un objet, d’un pot de verre ou d’un carreau ? L’adulte fait semblant de n’avoir rien remarqué, il évite les coups, il range l’objet cassé, il fait réparer le carreau. La rivalité entre enfants prend-elle des proportions ? On préfère séparer les enfants plutôt que de les réprimander, ou se mêler de leurs querelles hiérarchiques en imposant la justice brutale de l’adulte.
Le résultat est clair, et nous le voyons tous les jours. Il se trouve qu’avant de devenir accoucheur lillois, j’ai été élève d’un collège de Meaux. Dans cette ville la semaine dernière, deux enfants de onze ans viennent d’en tuer un troisième à coups de pieds. Voilà une chose impensable dans l’univers où j’ai été élevé parce que l’agressivité entre enfants n’ était pas ignorée dès l’âge de la crèche, et parce que les parents savaient donner une gifle sans que quelqu’un appelle un numéro vert.
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c’est curieux, par un privilège de l’âge que j’entends exercer jusqu’au bout, à mesure que j’approche des quatre-vingts ans, j’ai de moins en moins de scrupules à écrire des choses pareilles . J’ai envie de dire la vérité. Ces spécialistes nous mènent en bateau, notamment à propos des dessins d’enfants. Il suffit de se plonger dans l’abondante littérature tombée des associations qui se réclament de Françoise Dolto, pour mesurer à quel point la vision que nous avons de la première enfance est faussée par ce qu’on pourrait appeler les préjugés obligatoires de la pédo-psychiatrie. A propos des dessins d’enfants, je relève par exemple le précepte selon lequel il faut interpréter à peu près tout ce qui est représenté sur la feuille, pour essayer d’en dégager le message sous-jacent.
Les pédo-psychiatres nous expliquent donc qu’il ne faut pas critiquer le portrait d’un enfant sans cheveux, cela signifie que l’auteur du dessin a connu un jeune malade sous chimio. Que les bizarreries apparentes des dessins ont toutes un explication et que pour reprendre l’explication d’un spécialiste reconnu de la question, « l’enfant dessine ce qu’il sait, et non ce qu’il voit ».
Alors là, chapeau bas.
L’enfant nous désigne en permanence son état intérieur par la forme et la couleur, dès l’âge de deux ans et demi Je rappelle au lecteur qu’un quart des bambins désormais vont en maternelle à cet âge. Si le papa est à l’écart du groupe sur le dessin, si les carrés ont des coins pointus, si le tigre a des rayures dans le mauvais sens, si le cheval est violet, ça signifie toujours quelque chose.
Que l’on pardonne à un vieux médecin, à un vieux peintre, et sans doute à un vieux naïf, de souligner que si le cheval est violet, la plupart du temps, c’est que l’enfant n’avait pas de feutre marron.
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